Déodat de Séverac

La vie

Déodat de Séverac naît le 20 juillet 1872 à Saint Félix Lauragais, village situé à 45kms au sud-est de Toulouse, il y passe une enfance heureuse, au sein d’une famille de vieille noblesse occitane. Son père Gilbert, est un peintre reconnu, ami de Claude Monet ; passionné de musique, humaniste, il est le premier maître de Déodat et ses sœurs Alix, Jeanne et Marthe, dont l’éducation se poursuivra ensuite jusqu’à l’adolescence sous la conduite d’un précepteur. L’éducation musicale de Déodat est confiée à l’organiste de la Collégiale de St Félix. De 1886 à 1890 comme tous les fils de famille de la région, il termine ses études secondaires, auprès des Dominicains de L’Ecole de Sorèze. Sorti bachelier ès-lettres, il part à Toulouse suivre, pendant trois ans, des études de droit et de lettres à l’Université, tout en perfectionnant ses connaissances musicales avec un professeur privé. En 1893, renonçant au droit, avec l’autorisation de son père, il entre au Conservatoire de Toulouse dont il sortira en 1896 avec seulement un accessit d’harmonie.

En octobre de la même année, recruté par la Schola Cantorum, nouvellement fondée par Vincent d’Indy et Charles Bordes, Séverac « monte » à Paris, il y fréquente les milieux artistiques avancés, Picasso et ses amis du Bateau Lavoir, le groupe des Apaches de Léon Paul Fargue et Maurice Ravel, il y affirme très vite sa vocation de compositeur et se forge une personnalité musicale originale et forte.

La critique musicale en fait, avec Maurice Ravel, un des espoirs de la musique française. Jean Marnold écrit dans Le Mercure de France du 1er mars 1906 : « Un Ravel et un Séverac sitôt après Pelléas, assez tôt dans notre musique pour y escorter un Debussy, l’événement est insigne ».
Après onze ans d’études, le 18 juin 1907, il achève sa formation à la Schola Cantorum, en soutenant une brève thèse intitulée : La centralisation et les petites chapelles musicales (1).

Il s’agit en fait d’un véritable « credo » artistique qui va conditionner la suite de sa vie. Il y expose ses idées sur la création artistique et y règle, sur le mode de la satire, ses comptes avec le milieu culturel parisien, dont il dénonce sans ménagement l’emprise stérilisante sur la vie artistique française.
« La Musique française actuelle est aux prises, comme toutes les branches de l’Art, avec un ennemi redoutable : la centralisation.(…) Les musiciens actuels sont, à part quelques très rares exceptions, la proie de cet ennemi,(…) ils sont tous plus ou moins ses victimes bénévoles. Ils font de la musique de Paris et pour Paris ; ils s’écartent ainsi progressivement et de plus en plus du génie propre aux diverses provinces françaises où ils sont nés. »

Accordant actes et idées, il décide de continuer librement son chemin artistique loin de Paris, où il ne retournera que le temps de présenter les œuvres inspirées par son terroir, « il se décentralise lui même » selon sa propre expression, « à l’exemple d’un Mistral, d’un Cézanne ou d’un Francis Jammes ». Il revient d’abord vivre à Saint-Félix-Lauragais, puis en janvier 1910, il rejoint ses amis le sculpteur Manolo Hugué et le peintre Frank Burty Havilland, tous deux intimes de Picasso, à Céret en Roussillon « pays bien aimé des dieux », qui deviendra le « le pays de son rêve » (2).

Les trois amis inviteront Picasso, qui fera trois séjours à Céret, les étés 1911 à 1913, y entraînant Georges Braque, Juan Gris, Max Jacob, Céret devient la « Mecque » du cubisme (3).

Une maturité heureuse parait s’ouvrir pour le musicien, mais la première guerre mondiale vient bientôt l’interrompre. Déjà atteint par la maladie, (il souffre d’urémie, maladie incurable à l’époque) Séverac est mobilisé, mais sert à l’arrière : impuissance douloureuse de l’homme et du musicien. La guerre terminée, il semble enfin recueillir les fruits de ses engagements et de sa volonté. Musicien reconnu, personnage officiel, il est fêté dans son Midi et en Catalogne (Barcelone). La maladie ne lui laisse hélas plus de répit, il meurt le 24 mars 1921. Ses funérailles à Céret, puis son enterrement à St Félix, sont l’occasion de mesurer l’importance de la place emblématique, à la fois affective et artistique, qu’il occupait dans la vie de son Midi, en Languedoc et en Catalogne, tant sont manifestes, la sincère tristesse des foules venues le saluer et les hommages de ses pairs, artistes et intellectuels.

L’œuvre

« Pittoresque et haute en couleur, la musique de Séverac agit puissamment sur l’imagination. Non que Séverac substitue la vision à l’audition et l’illustration au langage sonore : car il est avant tout musicien…Pourtant, bien qu’il n’ait jamais eu l’intention expresse de « dépeindre », il suscite en nous, par le mystère poétique des associations et des résonances conditionnées, un ébranlement émotionnel qui est indirectement évocateur de paysages ».
Vladimir Jankélévitch in La présence lointaine (4)

Déodat de Séverac est certainement un des musiciens importants du début du XXè siècle, la caution de personnalités aussi diverses et incontestables que : ses pairs musiciens, Claude Debussy, qu’on ne saurait taxer de complaisance et qui dira « sa musique sent bon, et l’on y respire à plein cœur » (5), Gabriel Fauré, Isaac Albeniz, Paul Dukas, Alfred Cortot, Ricardo Viñes ; les écrivains Frédéric Mistral, Max Jacob, Francis Jammes ; le philosophe Vladimir Jankelevitch ; le cinéaste Abel Gance ; les peintres, Odilon Redon, Pablo Picasso, qui fera deux portraits de lui et écrira, à l’occasion de l’hommage rendu par l’Institut d’Etudes Occitanes au musicien pour le 30ème anniversaire de sa mort : « Oui Déodat de Séverac est toujours un des meilleurs souvenirs de ma vie d’Art avec toute l’admiration que je lui garde. Je suis avec vous tous pour lui porter notre hommage. » (6) ; suffit à en affirmer la réalité.

Séverac est indiscutablement un musicien du Midi, son œuvre s’inscrit tout entier, dans les terroirs du Languedoc et de la Catalogne – ses « patries » – idéalisés, poétisés, dans ses œuvres les plus remarquables pour piano, Le Chant de la Terre, En Languedoc, Cerdaña, Sous les Lauriers roses, Baigneuses au Soleil, ses mélodies, ses opéras Le Cœur du Moulin et Héliogabale.

L’artiste engagé

Ses Écrits sur la Musique, rassemblés par le musicologue Pierre Guillot (7), montrent que le musicien sait se faire homme de plume militant, pour affirmer un engagement au service d’idées aux nombreuses résonances actuelles.

Lorsqu’il défend l’identité régionale contre le centralisme parisien, Séverac a l’audace de définir son statut d’artiste, non par rapport au tout puissant modèle parisien, mais en référence à une identité culturelle régionale, occitane et méditerranéenne. En quittant Paris où sa carrière semblait toute tracée pour son midi bien aimé, il entend affirmer que son œuvre peut y avoir la même exigence d’universalité que dans la capitale, en cela il est très proche de Paul Cézanne, qu’il cite par ailleurs avec grand respect, un peu comme un maître à penser.

Il rejette l’antagonisme savant-traditionnel. Il valorise la culture traditionnelle et l’art populaire, en les voulant éléments fondateurs de la culture savante et célèbre la force émotionnelle de leur simplicité authentique, « quant à moi, je le confesse, le Cant del Boyer (Chant du bouvier, chant de labour, un des plus beaux du répertoire traditionnel occitan) chanté sans nulle science, en plein vent, et sous un ciel radieux, par une belle voix méridionale, m’a toujours ému bien davantage que les lieder fort « expressifs » que disent les chanteurs experts et raffinés de nos récitals parisiens » (8).
Il introduit des instruments traditionnels, le tible et la tenora catalans, dans sa musique symphonique. Il fait de la terre et de ses traditions, le paysage émotionnel de sa création savante, il s’attache, en osant se proclamer « Musicien paysan », à valoriser, ennoblir, le monde des « Gens de la Terre », dépositaire de l’Art traditionnel.

Il affirme son identité occitane. Il se considère comme l’héritier d’une civilisation qui a été la première de l’Occident chrétien des XIIème et XIIIème siècles, en moderne « troubadour », il en incarne et défend les valeurs spirituelles et humanistes. Il ressent, comme une insulte faite à sa grandeur passée, la suffisance intellectuelle parisienne, qui la réduit à une dimension exclusivement traditionnelle, folklorique, patoisante.
Il veut donc pour la culture occitane, un statut de culture à part entière, pour en enrichir le domaine savant, il met lui même en musique des poèmes en langue occitane. Il comprend que c’est dans le contexte du monde méditerranéen héritier de la latinité, que ce statut peut être naturellement affirmé, auprès des cultures « sœurs », catalane, espagnole et italienne. Dans cet esprit, il souhaite la création d’une « Escola Mediterrània de Musica » centrée à Barcelone, qui fédèrerait, dans un réseau d’écoles, les forces créatrices, de Valence à l’Italie.

C’est au miroir de la réalité culturelle d’aujourd’hui, que la pensée de Séverac révèle le mieux sa modernité et mérite toute notre attention. Malgré les politiques de régionalisation de 1972 et 1982, l’emprise des centralismes parisien et étatique, notamment en matière culturelle, ne s’est pas relâchée tout au long du XXème siècle. Cependant le contexte de l’Europe qui se construit peu à peu, autour de régions naturelles définies à partir d’identités géographiques et culturelles, peut laisser espérer une évolution des mentalités. La culture occitane, présente en France, mais aussi en Espagne (Val d’Aran) et en Italie (Vallées occitanes du Piémont), retrouve ainsi rang légitime dans le contexte élargi d’une région sud-européenne méditerranéenne, place que Séverac lui destinait (9).
Ce n’est donc pas étonnant que Félix Castan, figure majeure de la pensée occitane contemporaine, ait rendu hommage à la modernité de l’engagement de Séverac, dès 1973 lors du Colloque de Moissac, par ailleurs présidé par le philosophe Vladimir Jankelevitch fin connaisseur de la musique de Séverac : « il a le premier sans doute porté sur Paris, son fonctionnement, ses contraintes et son destin collectif un regard global. Il a compris et mis en évidence la structure du plus grand phénomène de la culture contemporaine, et son jugement dépasse le domaine purement musical. Qui hors lui, a su envisager Paris en tant que structure de production culturelle ? Qui en a décelé la loi ? Qui en a fait la critique, non point du dehors et de manière pittoresque et anecdotique, mais du dedans ? » (10).


Notes

1/ De Séverac, Déodat La centralisation et les petites chapelles musicales. Paris : Courrier musical. 1er et 15 janvier, 1er mars 1908. / tiré à part, Thouars : Editions de l’imprimerie nouvelle, [s.d.]. / Reprise in extenso, dans Guillot Pierre. Déodat de Severac Écrits sur la Musique. p.70-87. cf infra, note 7

2/ Phrases de Séverac extraites de : Monsieur Déodat de Séverac et la musique catalane Lettre à Jean Amade. Perpignan : Revue catalane 15 mai 1912, n° 65, pp 129-130. Reprise in extenso dans Guillot, Pierre. Déodat de Séverac Écrits sur la Musique p.95-96. cf infra, note 7

3/ Yves Duchâteau fait une étude très intéressante de cette période de la vie cérétane, dans son ouvrage La Mecque du cubisme : 1900-1950, le demi-siècle qui a fait entrer Céret dans l’histoire de l’Art. Céret : ALTER EGO EDITIONS, 2011.

4/ Jankelevitch, Vladimir. La présence lointaine Albeniz, Séverac, Mompou. p.78 Paris : Editions du Seuil, 1983. 162 p.

5/ Lettre de Claude Debussy à Louis Laloy. 1905. extrait du post scriptum de la lettre.
« Si vous correspondez avec Déodat de Séverac, dites lui qu’il ne me croit pas assez stupide pour avoir été insensible à l’envoi qu’il m’a fait. (la suite pour piano En Languedoc .ndlr) Il fait de la musique qui sent bon , et l’on y respire à plein cœur. J’ai malheureusement perdu son adresse ; mais comment le remercier ? »

6/ Hommage à Déodat de Séverac . Revista Musicala Occitana Numéro spécial.
Toulouse : Editions de l’Institut d’Etudes Occitanes 22 p. plaquette publiée à l’occasion de l’inauguration du monument à Déodat de Séverac élevé au Jardin Royal le 7 décembre 1952.

7/ Guillot, Pierre. Déodat de Séverac Écrits sur la Musique. Liège : Pierre Mardaga éditeur, 1993. 144 p. Collection « Musique-Musicologie »
Du même auteur : Déodat de Séverac La musique et les lettres. Liège : Pierre Mardaga éditeur, 2002. 443 p. Collection « Musique-Musicologie »
Déodat de Séverac musicien français. Paris : L’Harmattan Editions, 2010. 352 p.

8/ De Séverac, Déodat. Chansons du Languedoc et du Roussillon. Article paru dans Musica n°111, décembre 1911, p. 211. Reprise in extenso dans Guillot, Pierre. Déodat de Séverac Écrits sur la Musique pp.92-94. cf supra, note7

9/ L’occitan est, depuis octobre 2014, langue officielle, à l’égal du français, du catalan et du castillan, de l’Eurorégion Pyrénées–Méditerranée, créée en 2004, qui regroupe les régions Languedoc–Roussillon, Midi-Pyrénées, Catalogne et Iles Baléares. L’occitan, dans sa variété dialectale aranaise, est langue officielle de la Communauté autonome de Catalogne. En Italie, il fait partie des 12 langues semi-officielles à statut protégé. En France, il n’a aucune officialité, la Constitution de la République reconnait seulement qu’il appartient, comme les autres langues régionales, au patrimoine de la France.

10/ Castan, Félix-Marcel. La position critique de Séverac in Manifeste multiculturel (et anti-régionaliste) pp.37-40. Montauban : Cocagne éditions, 1984. 164 p.

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